Derrière la crise migratoire

Même s’il ne se passe pas une journée sans que nos actualités n’abordent le problème migratoire, certains aspects de cette délicate question ne reçoivent peut-être pas tout l’espace médiatique qu’ils mériteraient. Allons voir ailleurs… 

« Il est dramatiquement cocasse de constater que le pays le plus puissant du monde, qui prêche la liberté avant tout et la libre circulation des matières premières, des produits et des capitaux, a construit le mur le plus long au monde contre la libre circulation des êtres humains »[1] écrivait en 2015, l’économiste Riccardo Petrella. Quatre ans plus tard, on s’acharne encore à vouloir prolonger ce mur.

Si on se doit de reconnaître à quiconque le droit d’émigrer, et à plus forte raison quand il est question de sécurité ou même de survie, ne devrait-on pas tout autant reconnaître aussi à quiconque le droit de ne pas devoir émigrer ?

« On s’inquiète face à la crise des migrants, mais beaucoup moins face aux problèmes qui sont à l’origine de ces migrations. Depuis 2014, on estime que 13 000 personnes se sont noyées dans la Méditerranée en tentant d’atteindre les côtes européennes »[2] déplore Naomi Klein.

Se pourrait-il que les principaux pays aux prises avec de sérieux flots migratoires soient à l’origine de leurs problèmes ?

Dans son livre Terrorisme : Mensonges politiques et stratégies fatales de l’Occident, l’ancien officier des Services de renseignements suisses, Jacques Baud, accuse :

« Il n’y avait pas de groupe “État islamique en Irak” (qui deviendra “l’État islamique”) avant qu’une résistance s’organise face à l’occupation américaine. À défaut de démocratie, la Libye était le pays avec le plus haut niveau de développement humain d’Afrique en 2010 avant l’intervention de l’OTAN. Il n’y aurait pas de force islamiste armée en Syrie sans le vide du pouvoir, que la France et les États-Unis ont créé en militarisant et en fournissant des armes à la rébellion syrienne, et permettant ainsi à l’État islamique de s’y déployer à partir de l’Irak. »[3]

Et dans Notre révolution, Bernie Sanders, sénateur du Vermont, lève le voile sur une des conséquences de ce qu’on se plaît encore à appeler le libre-échange :

« Quand on parle d’un flot de sans-papiers qui viendraient aux États-Unis, il faut prendre en considération l’impact de notre politique commerciale, et de l’ALENA en particulier. Quand cet accord a été voté, ses défenseurs expliquaient que le libre-échange avec le Mexique rehausserait le niveau de vie de ce pays et réduirait ainsi l’afflux d’immigrés sans papiers aux États-Unis. C’est l’inverse qui s’est produit. Une fois cet accord effectif, en 1994, les exportations américaines de maïs bon marché (et fortement subventionnées) au Mexique ont été multipliées par cinq ; elles ont envahi le marché mexicain, poussant des centaines de milliers d’agriculteurs à l’exode rural. Les importations de porc ont quant à elles été multipliées par trente-cinq, ce qui a supprimé cent vingt mille emplois au Mexique. Le nombre de Mexicains vivant dans une pauvreté extrême a augmenté de plus de quatorze millions. »[4]

Faut-il se surprendre alors de voir autant de gens tenter de traverser la frontière américaine ? Et ceux qui réussiront ne seront pas au bout de leurs peines. Ils seront à nouveau victimes de notre économie de marché, nous explique Gordon Hanson, économiste de l’université de Californie :

« Les bénéfices vont principalement à un seul et unique groupe d’individus ; ce sont les employeurs des industries qui embauchent des immigrés illégaux de façon intensive : la construction, l’agriculture, l’accueil et le tourisme. »[5]

« Rien qu’en Californie – où les quarante-cinq milliards de dollars que représente le secteur agricole fournissent plus de la moitié des produits consommés aux États-Unis, entre 40 % et 50 % de la main-d’œuvre se compose de sans-papiers »[6] de poursuivre Sanders. Le malheur des uns fait le bonheur des autres…

C’est aussi ce que dénonce Jean Ziegler, ancien rapporteur spécial auprès de l’ONU sur la question du droit à l’alimentation dans le monde : « soucieux de réduire leurs coûts, les producteurs d’agrocarburants exploitent par millions les travailleurs migrants, conformément à un modèle d’agriculture capitaliste ultralibéral. Ils accumulent bas salaires, horaires inhumains, infrastructures d’accueil quasi inexistantes et conditions de travail proches de l’esclavage. »[7]

Ce que nous vivons actuellement n’est que le fruit du Triomphe de la cupidité[8], pour reprendre les termes de Joseph Stiglitz, ancien économiste en chef à la Banque mondiale. Le portrait qu’en brosse le philosophe slovène Žižek Slavoj abonde dans le même sens :

« Ici, la première chose à faire est bien entendu de situer la cause ultime de ces migrations dans la dynamique du capitalisme mondial, aussi bien que dans les modalités de l’intervention militaire occidentale. En bref, les troubles actuels sont le vrai visage du nouvel ordre mondial. Livrés à eux-mêmes, les Africains ne réussiront pas à changer leurs sociétés — pourquoi pas ? Parce que nous, Européens occidentaux, les en empêchons. C’est l’intervention européenne en Libye qui a précipité le pays dans le chaos. C’est l’attaque américaine en Irak qui a créé les conditions propices à l’essor de l’État islamique. La guerre civile en cours en République centrafricaine entre le Sud chrétien et le Nord musulman n’est pas juste une explosion de haine ethnique, ou plutôt, cette explosion a été déclenchée par la découverte de gisements de pétrole dans le nord du pays… »[9]

Et le Canada joue tout aussi bien dans cette grande hypocrisie occidentale en offrant devant les caméras, en grande pompe, l’asile à une jeune saoudienne tout en autorisant par-derrière la fabrication et la vente d’armes de guerre à l’Arabie saoudite.

Et se dessine de plus en plus clairement un autre domaine où la responsabilité occidentale est pointée du doigt, selon Catherine Wihtol de Wenden, politologue et directrice de recherche au CNRS : « Le changement climatique pourrait provoquer, selon les experts, 200 millions de migrants supplémentaires en 2050 – correspondant à des déplacés environnementaux victimes de catastrophes – naturelles (cyclones, tornades, tremblements de terre, éruptions – volcaniques, tsunamis, feux de forêt, inondations, tempêtes, fontes de glaciers, sécheresse, déforestation). »[10] Qui est à l’origine de ces changements climatiques, le Nord ou le Sud ?

La solution ? Selon l’économiste Jacques Généreux de l’Institut d’études politiques de Paris, « le seul moyen de contenir cette immigration est de réduire l’écart de développement entre le Nord et le Sud. »[11]

En attendant pouvons-nous moralement refuser d’aider ces gens en détresse puisque les gouvernements que nous avons élus sont en grande partie à l’origine de cette même détresse ?

Il y a urgence d’agir ! Mais en parallèle, n’y aurait-il pas aussi urgence de remettre en question nos réseaux d’information et l’illusion démocratique sous laquelle nous vivons au quotidien ?

[1]   Riccardo Petrella, Au nom de l’humanité – L’audace mondiale, Éditions Couleur Livres, 2015, p. 190
[2]   Naomi Klein, Dire non ne suffit plus, Contre la stratégie du choc de Trump, Lux, 2017, p. 167
[3]   Baud Jacques, Terrorisme : Mensonges politiques et stratégies fatales de l’Occident, Éditions du Rocher, 2016, p.8.
[4]   Bernie Sanders, Notre révolution, Les liens qui libèrent, 2017, p. 374
[5]   Ibid., p. 371
[6]   Ibid., p. 372
[7]   Jean Ziegler, Destruction massive – Géopolitique de la faim, Paris, Seuil, 2011, p. 269
[8]   Joseph Stiglitz, Le triomphe de la cupidité, Les Liens qui libèrent, 2010
[9]   Žižek Slavoj, La nouvelle lutte des classes, Fayard, 2016, p. 56
[10] Catherine Wihtol de Wenden, Atlas des migrations. Un équilibre mondial à inventer, Autrement, 2016, p. 15
[11] Jacques Généreux, Pourquoi la droite est dangereuse, Seuil, 2007, p. 59

Par : Jean-Yves Proulx

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